13 février 2008
15 % des promotions de Centrale et une bonne partie de Polytechnique vers les salles de marché ? "Pour le blé."
Paille ouvre la voie, le marché va avoir besoin de plus en plus d’ingénieurs, ces «quant» férus de finance quantitative. Car la mayonnaise prend vite. En 1986, quand la banque lance les premiers dérivés, elle est «très faible sur les actions, se souvient-il. Tout était possible». Seul au début, il fait venir des centaines de personnes en trois ans, dont «15 % des promotions de Centrale et une bonne partie de Polytechnique». Les universitaires ne restent pas longtemps en retrait. Dans le camp des mathématiciens pur jus, Nicole El Karoui, la probabiliste la plus brillante du moment, succombe aux équations de la finance. Le personnage est tout aussi atypique. Rien ne prédestine au marché cette matheuse de haut vol, d’origine protestante, cinq enfants, qui ne connaît rien à la Bourse et se «moque de faire fortune». Normalienne, enseignante à Normale, elle fait un break à 40 ans passés et s’immerge six mois en sabbatique à la Compagnie bancaire (UCB, Cetelem…) : «Je voulais aller vers des choses concrètes.» Elle découvre que ses outils - le calcul stochastique, le mouvement brownien - fascinent les financiers de la Compagnie bancaire. Au même moment, le nouveau Marché à terme international de France (Matif) dope la «Bourse à papa». Mais les banques manquent de solutions pour sécuriser leur business : «Elles ne savaient pas comment couvrir les risques», explique la mathématicienne. Pile dans le projet de Paille : créer un monde avec le risque comme matière première.
Une seconde femme s’en mêle. Helyett Geman, matheuse et prof à l’Essec, qui revient des Etats-Unis avec un bagage en finance. Les deux femmes se croisent à la Caisse des dépôts, où elles font du conseil : «On s’est dit qu’il fallait monter une formation de probabilistes.» C’est chose faite en 1990. Elles créent l’option finance dans le DEA de probabilités de Paris-VI, en collaboration avec Polytechnique. Succès immédiat. On se bat pour entrer «chez El Karoui». Grâce à ce réservoir, les choses vont très vite. Au début des années 90, Antoine Paille est au sommet de la gloire, 500 personnes travaillent dans la direction des options qu’il dirige. C’est là qu’il forme les stars de la finance actuelle - Christophe Mianné et Jean-Pierre Mustier, hauts dirigeants à la Société générale, et Marc Litzler, DG de Calyon. Et il a battu les Américains.
«C’était un homme charismatique, un peu allumé, qui n’a jamais cédé aux sirènes du pognon. Un chef incontesté. Il a tout inventé dans ce domaine, se souvient un ancien trader de la Générale. Il était en état d’invention perpétuelle, c’était fascinant de travailler avec lui.» L’«impulsion», l’«esprit», voire le «Dieu» des dérivés, en somme. En 1987, déjà, raconte l’ex-trader, Paille le reçoit et lui dit : «Bientôt, on sera numéro 1 mondial !» Tant de succès attire l’attention. Ses concurrents déroulent le tapis rouge à ses jeunes pousses. Paille craint qu’on lui vole ses produits, il propose la création d’une filiale : Société générale Financial Products - qui appartiendrait à 20 % aux salariés. Elle n’a pas l’heur de plaire à ses chefs. Très déçu, il décide de partir, en 1992. Dans les coulisses de la profession, une autre version circule : prenant trop de place, il aurait été écarté par les «apparatchiks» de Polytechnique. La success story à l’américaine d’un self-made-man prend fin. Mais l’aventure continue.
Après son départ, la Société générale comme BNP Paribas vont recruter à plein régime. La machine à matheux, lancée par Nicole El Karoui, crache le top des quants. On s’arrache ses Frenchies comme des sacs Vuitton. Aujourd’hui, la French touch en finance, c’est un peu comme l’A380, le summum de la technologie. Son master (nouveau nom du DEA), codirigé avec Gilles Pagès, est encensé par le Wall Street Journal. Ses recrues sortent de Polytechnique, Centrale, HEC ou de l’université, et il sélectionne les meilleurs . «J’ai 80 candidats polytechniciens pour entrer dans mon master l’an prochain !» se vante El Karoui. Et la demande à l’export grandit. «Pour la première fois, en 2007, la proportion des diplômés qui vont travailler à l’étranger a dépassé le seuil de 50 %», note Gilles Pagès. Avec un appétit soutenu pour Londres (57 % des expatriés), mais aussi New York, Tokyo et Hongkong. L’annuaire des 670 anciens élèves en dit long sur l’envolée de ceux qui sont passés par la case El Karoui.
Enigmes moins affriolantes
Dans le monde de la recherche, certains voient dans ce succès la reconnaissance de l’excellence mathématique en France. Mais tant d’attraction pour la finance (on a ouvert un DEA finance dans une université sur deux) fait grincer des dents. Denis Bosq, mathématicien, professeur à Jussieu, directeur de l’Institut statistique de l’université de Paris-VI (Isup), se désole que «Nicole», qu’il a connue «très math pure», dans les années 80, alors qu’ils enseignaient tous deux à Polytechnique, lui vole la crème des mathématiciens : «Je suis sûre qu’elle est consciente qu’elle n’a pas besoin des meilleurs.» Lui rame tous les ans un peu plus dur pour drainer de bons éléments vers des énigmes moins affriolantes que celles des salles de marché, comme les fuites dans le nucléaire ou l’usure des caténaires de la SNCF, mais, dit-il, «ô combien vitales pour notre industrie». Mais «chaque fois qu’on propose un sujet en thèse, on s’entend dire : "Vous êtes sûrs que cela va nous servir dans la finance ?"»
Qu’est-ce qui les fait donc accourir vers les salles de marché ? «Ils y vont pour le blé.» Gilles Pagès ne se voile pas la face. Un quant gagne «entre 60 000 et 300 000 euros pour les meilleurs, et le trader parfois dix fois plus !». Le décalage est tel avec le salaire de leurs formateurs «qu’il n’y a plus personne qui veut leur enseigner». Est-ce que les matheux ne découvrent pas sur le tard qu’ils sont en train de jouer, avec leurs équations savantes, à l’apprenti sorcier ? «Le danger avec les maths, c’est qu’elles sont très flexibles. On peut tout faire en théorie. On prend n’importe quel risque, et pour peu qu’il y ait une poche de rentabilité, on estime qu’il peut faire l’objet d’un marché», constate Hélène Rainelli-Le Montagner, patronne d’un master en finance à Paris-I. Et elle n’est pas la seule à douter que les modèles développés pour couvrir les risques, notamment sur les dernières générations de produits dérivés, soient sûrs. Auraient-ils enfanté un monstre qui pourrait échapper à son créateur ? Vexation suprême : la muraille édifiée autour de leur terrain de jeu a été déjouée par un simple arbitragiste, diplômé d’une université moins prestigieuse ; par un Jérôme Kerviel venu faire la nique à la French touch.
Une seconde femme s’en mêle. Helyett Geman, matheuse et prof à l’Essec, qui revient des Etats-Unis avec un bagage en finance. Les deux femmes se croisent à la Caisse des dépôts, où elles font du conseil : «On s’est dit qu’il fallait monter une formation de probabilistes.» C’est chose faite en 1990. Elles créent l’option finance dans le DEA de probabilités de Paris-VI, en collaboration avec Polytechnique. Succès immédiat. On se bat pour entrer «chez El Karoui». Grâce à ce réservoir, les choses vont très vite. Au début des années 90, Antoine Paille est au sommet de la gloire, 500 personnes travaillent dans la direction des options qu’il dirige. C’est là qu’il forme les stars de la finance actuelle - Christophe Mianné et Jean-Pierre Mustier, hauts dirigeants à la Société générale, et Marc Litzler, DG de Calyon. Et il a battu les Américains.
«C’était un homme charismatique, un peu allumé, qui n’a jamais cédé aux sirènes du pognon. Un chef incontesté. Il a tout inventé dans ce domaine, se souvient un ancien trader de la Générale. Il était en état d’invention perpétuelle, c’était fascinant de travailler avec lui.» L’«impulsion», l’«esprit», voire le «Dieu» des dérivés, en somme. En 1987, déjà, raconte l’ex-trader, Paille le reçoit et lui dit : «Bientôt, on sera numéro 1 mondial !» Tant de succès attire l’attention. Ses concurrents déroulent le tapis rouge à ses jeunes pousses. Paille craint qu’on lui vole ses produits, il propose la création d’une filiale : Société générale Financial Products - qui appartiendrait à 20 % aux salariés. Elle n’a pas l’heur de plaire à ses chefs. Très déçu, il décide de partir, en 1992. Dans les coulisses de la profession, une autre version circule : prenant trop de place, il aurait été écarté par les «apparatchiks» de Polytechnique. La success story à l’américaine d’un self-made-man prend fin. Mais l’aventure continue.
Après son départ, la Société générale comme BNP Paribas vont recruter à plein régime. La machine à matheux, lancée par Nicole El Karoui, crache le top des quants. On s’arrache ses Frenchies comme des sacs Vuitton. Aujourd’hui, la French touch en finance, c’est un peu comme l’A380, le summum de la technologie. Son master (nouveau nom du DEA), codirigé avec Gilles Pagès, est encensé par le Wall Street Journal. Ses recrues sortent de Polytechnique, Centrale, HEC ou de l’université, et il sélectionne les meilleurs . «J’ai 80 candidats polytechniciens pour entrer dans mon master l’an prochain !» se vante El Karoui. Et la demande à l’export grandit. «Pour la première fois, en 2007, la proportion des diplômés qui vont travailler à l’étranger a dépassé le seuil de 50 %», note Gilles Pagès. Avec un appétit soutenu pour Londres (57 % des expatriés), mais aussi New York, Tokyo et Hongkong. L’annuaire des 670 anciens élèves en dit long sur l’envolée de ceux qui sont passés par la case El Karoui.
Enigmes moins affriolantes
Dans le monde de la recherche, certains voient dans ce succès la reconnaissance de l’excellence mathématique en France. Mais tant d’attraction pour la finance (on a ouvert un DEA finance dans une université sur deux) fait grincer des dents. Denis Bosq, mathématicien, professeur à Jussieu, directeur de l’Institut statistique de l’université de Paris-VI (Isup), se désole que «Nicole», qu’il a connue «très math pure», dans les années 80, alors qu’ils enseignaient tous deux à Polytechnique, lui vole la crème des mathématiciens : «Je suis sûre qu’elle est consciente qu’elle n’a pas besoin des meilleurs.» Lui rame tous les ans un peu plus dur pour drainer de bons éléments vers des énigmes moins affriolantes que celles des salles de marché, comme les fuites dans le nucléaire ou l’usure des caténaires de la SNCF, mais, dit-il, «ô combien vitales pour notre industrie». Mais «chaque fois qu’on propose un sujet en thèse, on s’entend dire : "Vous êtes sûrs que cela va nous servir dans la finance ?"»
Qu’est-ce qui les fait donc accourir vers les salles de marché ? «Ils y vont pour le blé.» Gilles Pagès ne se voile pas la face. Un quant gagne «entre 60 000 et 300 000 euros pour les meilleurs, et le trader parfois dix fois plus !». Le décalage est tel avec le salaire de leurs formateurs «qu’il n’y a plus personne qui veut leur enseigner». Est-ce que les matheux ne découvrent pas sur le tard qu’ils sont en train de jouer, avec leurs équations savantes, à l’apprenti sorcier ? «Le danger avec les maths, c’est qu’elles sont très flexibles. On peut tout faire en théorie. On prend n’importe quel risque, et pour peu qu’il y ait une poche de rentabilité, on estime qu’il peut faire l’objet d’un marché», constate Hélène Rainelli-Le Montagner, patronne d’un master en finance à Paris-I. Et elle n’est pas la seule à douter que les modèles développés pour couvrir les risques, notamment sur les dernières générations de produits dérivés, soient sûrs. Auraient-ils enfanté un monstre qui pourrait échapper à son créateur ? Vexation suprême : la muraille édifiée autour de leur terrain de jeu a été déjouée par un simple arbitragiste, diplômé d’une université moins prestigieuse ; par un Jérôme Kerviel venu faire la nique à la French touch.
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