10 avril 2024
Paul et Vanessa . Chapitre XI. Nouveau rendez-vous.
Paul, assommé, abasourdi, hébété par la violence de la réplique de Sylvie, bafouille :
"Que t'arrive-t-il, qu'est-ce que j'ai dit ? En plus de trente années de vie commune, tu ne m'as jamais parlé sur ce ton, Sy-sy-Sylvie .
- C'est très simple, Paul, depuis ton inscription à ce " Raid des Fous ", tu n'es plus le même.
Et une fois sur deux, depuis une semaine, quand tu m'adresses la parole, c'est pour m'indisposer avec ta météo tropicale et ton "cyclone du siècle" qui devait faire de nombreuses victimes selon les média et qui n'a fait qu'avancer de quelques jours ou semaines le décès d'un malheureux sans abri.
Je ne veux plus jamais entendre parler de ces îles lointaines qui, je te le rappelle-ou alors j'ai mal compris, ont gâché ton début de carrière.
-Désolé Sylvie, mais je suis contraint de te parler encore de La Réunion, juste une minute, pour t’informer que mon inscription à la « Diagonale des Fous » n’a pas été retenue. Les critères de sélection sont très stricts et ma candidature ne les remplit pas. Je vais tout de même faire le voyage pour prendre mes repères pour l’année prochaine, j’aurai les points requis cette fois.
Je tiens absolument à participer à cette course .
Je pars une petite semaine fin octobre, je n’ai pas pris de billet pour toi, le départ du raid ayant lieu trois jours avant tes vacances de la Toussaint et je ne veux surtout pas le manquer.
Un rictus amer trahit la profonde déception de Sylvie qui essaie pourtant de masquer sa détresse en répliquant sur le champ :
"Monsieur prend ses vacances en solo à La Réunion, très bien, elle n'est pas belle la vie ?
-Sylvie, ce ne sont que six petits jours, incluant les vingt quatre heures de vol donc moins de cinq jours en réalité, je te rejoindrai directement à Nice, j'ai pris un billet retour Saint -Denis - Nice direct.
-Magnifique organisation, Polo !"
Les semaines qui passent se suivent et se ressemblent. Paul lit de plus en plus et marche beaucoup, avec les compagnons de son club, mais aussi en solitaire. Fidèle à sa promesse, il ne regarde plus du tout la télé et ne touche plus à son Mac qu’il a rangé dans un placard.
Sylvie ne contrepète plus du tout, pire, elle ne parle presque plus, il faut l’interroger pour entendre sa voix; elle n’a jamais autant corrigé de copies, ses élèves doivent souffrir l’enfer.
Paul attend avec impatience le festival du film fantastique à la fin du mois pour espérer pouvoir rompre la monotonie de ces longues soirées d’hiver.
Son attente est insoutenable: Il craque avant le début des projections.
"Sylvie, si on n'a plus rien à se dire, il faut qu’on en parle."
Ils se sont parlé mais ce fut un dialogue de sourds:
Paul fait affectueusement remarquer à Sylvie qu’elle passe beaucoup de temps le nez plongé dans ses copies.
Sylvie reproche à Paul d’être constamment occupé à lire ou à tapoter sur sa tablette. Pourquoi d’ailleurs avoir supprimé l’ordinateur si la tablette prend le relais ?
Mais Paul sait bien que ces accusations sont un mauvais procès.
En réalité, même si Sylvie, par amour-propre, a évité d’évoquer directement le sujet, Paul a bien compris que la réservation de son billet pour La Réunion, sans autorisation de sa compagne, a été ressentie comme une mise au coin et beaucoup plus qu’une simple fessée, un outrage humiliant, un camouflet, un coup fatal pour la fière et dominatrice Sylvie.
Paul ne regrette rien car il est convaincu que s’il avait fait part de son projet à son épouse, celle-ci aurait insisté pour l’accompagner ou pour le rejoindre.
Et Paul tient absolument à être seul à La Réunion .
Depuis qu'il passe une bonne partie de ses journées à lire, Paul a acquis davantage d'assurance dans ses conversations avec Sylvie.
Même s'il n'a pas convaincu, les arguments qu'il a déployés pour faire accepter sa très légère escapade (c'est Sylvie qui a eu l'audace d'utiliser ce vilain mot) à La Réunion, ont réussi à troubler sa compagne.
Et parfois, il ose aller loin dans ses affirmations:
"Ne me dis pas que tu te "wokises" toi aussi, je vomis cette dérive de plus en plus totalitaire, tu le sais, tu connais mes convictions :
L'amour relève de l'emprise. Aimer, c'est être dominé, subjugué. Aimer l'autre, c'est admettre que celui-ci puisse penser, sentir, agir de façon non conforme à nos désirs, à notre propre gratification.
-Aimer, c'est passer après, c'est cela ?
-Oui."
C'était à la fin du repas, au moment du digestif. Sylvie se servit un verre de Cognac qu'elle avala cul sec et quitta la table.
Les vacances de février approchent .
Paul soumet son programme de marche à Sylvie :
"Pas de circuit difficile pour février, il fait encore un peu froid pour les treks en montagne. J’ai prévu trois randos sympathiques, côté mer :
Le tour de Saint-Jean-Cap-Ferrat qui se fait en deux petites heures, le chemin longe la côte, entre villas et criques dans un écrin de verdure.
Le sentier du Cap d’Antibes, parcours très accessible entre les pins d’Alep et les oliviers, avec vue sur des résidences mythiques comme le château de La Garoupe, ce joyau qui a vu passer dans ses murs Picasso ou Hemingway .
L’île Saint-Marguerite, au large de Cannes, le chemin de ceinture est bouclé en moins de trois heures.
Et si on a un peu de courage, peut-être les gorges de L’Estéron .
Qu’en penses-tu ? Si tu as d’autres idées, Sylvie, je t’écoute.
-Je m’en fous. Je m’en fous de ton cap, je m’en fous de ta péninsule, je m’en fous de ton île !
-Bon d’accord, si tu dois bouder ainsi jusqu’à mon escapade d’octobre, j’attendrai, je m’en sens capable même si cela risque d’être un peu long .
Tant que j’y suis, je te donne aussi mon programme pour les vacances de Pâques :
Circuit du Mercantour, cent cinq km en sept jours. Du départ à St-Martin-de-Vésubie à l’arrivée à Menton, c’est une faune et une flore de haute montagne que l’on côtoie. Le point culminant est à deux mille sept cent mètres. Le dénivelé important (sept mille positifs et encore davantage de négatifs) en fait un trek trop difficile pour toi. Tu feras ce que tu voudras à Nice.
Et tant pis pour toi si je rencontre des marcheuses aux superbes polos activant leurs longs pieds."
Sylvie ne lui fera pas changer d'avis . Paul est déterminé. Il ira à La Réunion.
Non pas pour faire une reconnaissance du parcours de La Diagonale des Fous, c'est un mensonge bien sûr, mais pour un événement bien plus important pour sa santé mentale.
Quand il était professeur, il était passionné par sa mission, son modèle était ce vieux Montaigne qui disait « Je n’enseigne pas, je raconte ». La préparation de ses cours et la correction des copies absorbaient une grande partie de son énergie, ses tourments étaient contenus, bridés, faute de place pour s'exprimer.
Mais depuis sa cessation d'activité, malgré ses lectures et ses randonnées pédestres de plus en plus nombreuses, non seulement il ne vit plus sereinement, mais ses obsessions s'aggravent au fil des ans.
La vieillesse est un naufrage, Paul en est certain, mais, comme l'orchestre du Titanic, il veut sombrer en jouant et en chantant.
Début janvier, Paul s'est décidé à agir.
Magie d'Internet, il lui aura fallu moins d'une heure pour retrouver la trace et l'adresse électronique de son ancienne élève du lycée de Curepipe dont le souvenir revenait hanter ses nuits trente neuf ans plus tard.
Le fait qu'elle fût fille d'ambassadeur avait facilité les recherches et ne laissait aucun doute sur l'authenticité du résultat, il s'agissait bien de Virginie.
Paul écrivit à Virginie.
Madame,
Il y a trente neuf ans, vous m'avez adressé un message bouleversant que j'ai gardé dans ma mémoire.
Vous aviez à peine quinze ans et moi trente.
J'ai beaucoup hésité mais, par faiblesse, j'ai renoncé à me présenter au rendez-vous.
Vous n'êtes plus jamais revenue au lycée et j'en fus consterné.
Plus le temps passe et plus je me sens coupable .
Je vous demande pardon de ne pas avoir été à la hauteur .
Paul
Paul,
Quelle énorme surprise ce courriel !
Je me souviens très bien de vous, de ma déclaration d'amour et je tiens à vous rassurer.
A quinze ans, j'étais une adolescente très perturbée mais vous n'en étiez pas la cause.
Je ne vous en veux absolument pas .
Si vous passez un jour à La Réunion, je serais ravie de vous accueillir, en toute amitié.
Je possède une grande maison avec des chambres d'amis.
Nous pourrons discuter longuement des années mauriciennes.
Par mail, c'est plus délicat.
A la lecture de la réponse de Virginie, Paul est surexcité à l'idée de pouvoir la rencontrer physiquement. Si elle a dit « nous pourrons discuter « , à l’indicatif, mode de la réalité, c’est bien pour signifier qu’elle a vraiment envie de le voir, il n'y a aucun doute.
Il avait informé Sylvie dès le lendemain qu'il s'était inscrit à "La Diagonale des Fous", convaincu que le mensonge passerait inaperçu.
Il était loin d'imaginer que l'annonce d'une absence de quelques jours perturberait Sylvie à ce point.
La détresse de Sylvie le chagrine beaucoup bien sûr mais il compte sur les vacances de février pour l'extraire du trouble profond dans lequel elle s'est plongée.
A Eze, Sylvie avait offert à Paul une magnifique surprise : La suite Nietzsche à La Chèvre d'Or et la nuit qu'ils y passèrent fut magnifique.
Cette fois, le cadeau inattendu sera le mythique Eden Roc, lors de leur randonnée prévue au Cap d'Antibes. De grands écrivains, de nombreuses célébrités y ont séjourné, Jean-Paul Belmondo faisait partie des habitués de l'établissement.
Une nuit à l'Eden Roc sera salutaire, Sylvie sera rétablie, Paul en est certain.
Paul a prévenu Virginie qu’il a un projet d’escapade à La Réunion fin octobre . Il lui a dit qu’il partageait complètement son point de vue, on communique bien mieux l'un en présence de l’autre, ce serait un énorme gâchis que d’évoquer leur vécu au lycée La Bourdonnais par mail. Virginie lui a répondu qu’il est le bienvenu quand il veut, il suffit qu’il prévienne la veille de son arrivée pour laisser aux domestiques le temps de préparer la chambre.
Paul ne l'a pas remerciée de lui laisser le choix dans la date, pas d’impair, il a utilisé une formule moins osée et a cessé ses correspondances par mail, conformément aux souhaits qu’elle avait exprimés, prudence, prudence, Paul avancera à pas de loup.