20 avril 2024
Paul et Vanessa. Chapitre XII. L'Eden Roc.
Le festival du film fantastique de Gérardmer est passé sans faire rêver Sylvie.
Elle consent, en ronchonnant, à accompagner Paul à Nice.
"Pour qui, pour quoi, pour quoi faire, à quoi bon ?"
Le voyage en train fut long et laissa augurer un séjour difficile.
Le programme des conférences au Centre Universitaire Méditerranéen ne lui plaît pas, les expositions dans les musées ne l’enchantent guère…
Les tours des caps ne seront pas suffisants, Paul cherche d’autres divertissements.
La neige est là, peut-être une randonnée en motoneige à Auron dans le Mercantour ?
"Pas très pertinent quand on vient de Gérardmer", je vois venir sa réplique.
Passer du jour au lendemain des vingt degrés de la presqu’île de Saint-Jean-Cap-Ferrat aux plaisirs du pilotage de la motoneige dans des paysages grandioses de montagne, le choc devrait être bénéfique pourtant, ou alors c’est à désespérer.
Il n'y a pas beaucoup d'endroits au monde qui permettent cela!
Paul s’emporte un peu dans ses pensées car il a besoin de se libérer et de se détendre, il contrepéte pour se soulager :
"Et qu’elle arrête de tout critiquer, tout dénoncer! Une femme digne n’ouvre pas la bouche seulement pour la délation!"
Paul dut modifier l’ordre de ses randonnées pour des raisons de disponibilité à l’Eden Roc. La randonnée le long des gorges de l'Estéron, que Paul redoutait, car il craignait qu’elle soit trop difficile pour Sylvie, s’est très bien passée.
Au musée Matisse, une exposition intitulée Tintin, Hergé et Tchang dévoilant les multiples facettes du père de Tintin à travers une superbe sélection de documents précieux, a ravi Sylvie.
Paul est rassuré même si sa compagne a refusé la sortie prévue en motoneige.
"Sur la neige, on marche, on skie, on luge, on s'accouple éventuellement, mais on ne pétarade pas à moto; polluer la neige, c’est criminel " a-t-elle vivement objecté.
Et elle ajouta, d’un ton coléreux:
"La neige symbolise la pureté de la nature, la neige est verte, disent les écolos amateurs de jeux de mots."
Paul est de plus en plus confiant. Si elle reprend ses permutations de syllabes , c’est qu’elle est encore très vivante. « Femme qui contrepéte n’est pas morte » a écrit Jean-Jacques Rousseau – Paul lit de plus en plus mais est très approximatif dans ses citations.
"Sylvie, ce sont des motos électriques.
-Et l’électricité, elle vient de Mars ?
-Tu as raison, je remplace la sortie par une visite du musée Picasso à Vallauris.
Restent deux balades faciles et la nuit au palace du Cap d’Antibes pour clore le circuit en apothéose. Sylvie sera ressuscitée, c’est probable, Paul y croit ...
Hélas, la magie de la Baie des Anges qui, aux dernières vacances, avait enchanté la nuit passée à La Chèvre d'Or à Eze, n'opéra pas à l'Eden Roc.
"Sharon Stone y a séjourné. Et alors ? Cela me fait une belle entrejambe. Pas de plage, pas un grain de sable, quel dommage ! Et ce cimetière pour chiens, quelle drôle d'idée ! "
Sylvie enchaîna les critiques.
Malgré une suite offrant une vue à couper le souffle en surplomb de la Méditerranée et un repas bien arrosé, la nuit s'annonçait mal.
Paul sua sang et eau physiquement mais s'épuisa aussi mentalement en reprenant entre autres, les jeux de mots récents de Sylvie :
"Tu ne désires pas goûter ma neige, elle est verte, pourtant !"
Rien n'y fit, Sylvie ne répondait plus. Son cœur et son corps restèrent froids comme un roc... sans Eden.
Total échec. Paul est découragé.
Le retour en train à Gérardmer fut extrêmement long.
Paul ne peut s'empêcher de penser à cette nuit horrible passée au palace du Cap d'Antibes et il culpabilise. J'aurais dû mieux préparer cette soirée et sélectionner davantage mes contrepèteries ou même m'abstenir de jouer avec les mots.
"Quand j'ai essayé de la pénétrer paraboliquement, j'ai murmuré: Ce Roc est plein de confort. C'est de très mauvais goût, je m'en rends compte maintenant, je comprends à présent qu'elle ait très mal réagi, où avais-je la tête ?
Et d'ailleurs, c'est elle qui fut atteinte d'un syndrome réactionnel se manifestant par cette manie pathologique de permuter les syllabes, après l'élection du dernier Président. Pourquoi me laisserais-je contaminer ? Cette obsession perverse de recherche de calembour altère le discours, le dénature, le pervertit, le déconstruit. C'est décidé, j'arrête les contrepèteries pendant qu'il est encore temps, avant que l'aliénation n'apparaisse. Nulle envie de contrepéter devant Virginie."
Mars à Gérardmer est souvent un mois difficile, cette année-là, il le fut particulièrement.
Les pistes de ski ferment vers le dix du mois, la température encore très fraîche et les pluies fréquentes ne sont pas favorables aux randonnées.
Sylvie a repris ses cours et ses corrections interminables de copies.
Paul est plongé dans ses lectures. Il n'a pas aimé le dernier Todd que lui avait offert Sylvie.
"Ce n'est pas l'Occident qui est vaincu, c'est le monde entier et jusqu'à présent les migrants ne souhaitent s'installer ni en Russie ni en Chine mais en Europe, que je sache ! Et pas une seule occurrence du mot islam en près de quatre cents pages sur l'évolution du monde, le prophète Todd l'a fait ."
Paul essaie d'ouvrir des débats avec sa compagne mais sans grand succès.
Sylvie parle de moins en moins.
Rien ne semble l'intéresser . Et quand elle parle, c'est neuf fois sur dix pour placer un de ses jeux de mots qui ne font plus sourire qu'elle.
Ici, elle a juste répondu "Todd ist tot." Paul est resté sans réaction, puis est parti se coucher.
En avril, ne te découvre pas d’un fil !
Et particulièrement dans les Vosges !
Il fait encore très froid à l’approche des vacances de Pâques. Paul, dont le cerveau fonctionne mieux par grand froid, s’aperçoit que le programme qu’il avait prévu, grande traversée du Mercantour par le GR 52, n’est pas du tout raisonnable. En effet, la neige rend les chemins souvent impraticables entre octobre et juin. Il supprime donc la moitié la plus difficile du parcours et ainsi Sylvie pourra l’accompagner, la solution de la laisser seule à Nice était franchement égoïste .
Paul a repris provisoirement la pratique des jeux de mots, car les difficultés de communication de Sylvie se sont aggravées, elle sombre progressivement dans un mutisme inquiétant, impossible de parvenir à dialoguer tant soi peu avec elle sans passer par les contrepèteries.
"Sylvie, j’ai revu mes ambitions nettement à la baisse pour la rando de Pâques: Trop de sentes sans fin, c’était un chemin de croix, tu pourras donc être de la partie, ce sera mieux pour nous deux, qu’en penses-tu ?
– Pour Pâques, c’est trop tard, Paul, j’ai déjà pris mes dispositions, je reste à Gérardmer. Tu pourras randonner comme un fou si tu veux, tu seras libre comme l’oiseau, je ne souhaite pas t’empêcher d’aller plus haut.
– Mais que me chantes-tu là ?
– Chanter, chanter …Quand cesseras-tu de me parler sur ce ton péremptoire ? J’en ai assez que tu me réduises à une chanteuse qui brouille l’écoute ! J’ai pris deux rendez-vous à Épinal pendant les vacances de Pâques.
– Rendez-vous ? Rendez-vous ?
– Oui, chez un psychanalyste.
- Dis-moi que je rêve ! Toi, l’agrégée de mathématiques, la spécialiste de la théorie de la mesure, tu vas te rabaisser à consulter des charlatans de ce type ?
– Mépris toujours. Interroge-toi, Paul ! C’est peut-être cette suffisance qui m'a acculée dans l'ennui.
Paul est perplexe. Plus il réfléchit, plus il doute. Le comportement de Sylvie, d'habitude si logique, n'est pas rationnel. Celle-ci dramatise son absence de cinq jours pour se rendre à La Réunion et le laisse aller seul à Nice pendant deux semaines. On fait des rencontres aussi en randonnée à Nice, a fortiori si celle-ci prévoit plusieurs nuits dans des gîtes.
Et puis ses rendez-vous pour commencer une analyse, Paul n'y croit guère.
Une psychanalyse dure plusieurs mois et souvent plusieurs années. Sylvie, en bonne prof de maths, a l'habitude de résoudre ses problèmes en quelques minutes, une thérapie aussi longue, cela ne lui ressemble pas. Et elle-même a toujours mésestimé, voire dédaigné les psychologues, psychanalystes, psychiatres ou autres spécialistes de la médecine mentale.
“Elle ment, c'est probable, elle veut s'isoler, me contrarier, me manipuler...
Peu importe, elle pourra faire tout ce qu'elle voudra, rien ne m'arrêtera, rien ne m'empêchera de rencontrer Virginie.”